Des voix s’élèvent de toutes parts pour alerter sur les limites financières et politiques auxquelles se heurte désormais l’aide humanitaire internationale dans sa capacité de déploiement.
Les fonds gouvernementaux, qui représentent 80 % des ressources annuelles de cette aide humanitaire internationale, traduisent des choix directement liés aux priorités politiques des pays donateurs. La situation des secours à l’égard des migrants naufragés en Méditerranée illustre de façon caricaturale les logiques d’une "compassion à géométrie variable", alors que c’est dans cette mer que l’on dénombre désormais le plus de décès sur le chemin de la migration. De 2014 à janvier 2024, le nombre de morts est ainsi estimé à presque 29 000 personnes.
Une obligation morale et juridique
On ne peut que regretter qu’il ne soit fait aucune mention explicite de la question du sauvetage des naufragés dans la toute récente publication de la stratégie humanitaire du gouvernement français pour sa programmation 2023-2027. Il n’est toutefois pas trop tard.
Rappelons notamment que la France affirme dans cette stratégie qu’elle "défendra l’action humanitaire comme priorité européenne" (point 4.1.b du plan), et qu’elle portera une attention particulière aux femmes et aux enfants, populations particulièrement fragiles parmi les migrants, a fortiori parmi ceux qui tentent la traversée (points 2.4 et 2.5 du plan). 14 % de l’ensemble des personnes arrivées en Italie en 2016 après avoir traversé la Méditerranée étaient des enfants non accompagnés. Entre 2014 et 2020, au moins 2 300 enfants sont morts ou ont disparu au cours de leur voyage migratoire. Les femmes représentent 20 % des arrivées maritimes en Europe, avec une moindre chance de survivre à la traversée que les hommes.
Il est un aspect des questions migratoires qui ne se prête pas à de rudes et parfois manichéennes controverses politiques : c’est le devoir de recherche et d’assistance aux naufragés. Car cette obligation relève d’un cadre juridique qui ne fait pas débat, que ce soit au regard du droit de la mer ou du point de vue du droit international humanitaire.
Dès lors, comme l’a réaffirmé la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), l’inertie des gouvernements des États membres de l’UE – sous couvert de lutte anti-migration – devant les drames récurrents est intolérable aux plans moraux, légaux et politiques.
Certaines agences des Nations unies se sont, elles aussi, exprimées publiquement en 2023 pour dénoncer la situation qui prévaut en Méditerranée. Dans une prise de parole commune, l’OIM, le HCR et l’UNICEF ont publiquement appelé les États à "prendre leurs responsabilités".
L’abandon du dispositif Mare Nostrum, témoin du défaut de solidarité des pays européens
Le naufrage survenu le 3 octobre 2013 à Lampedusa, qui a coûté la vie à 366 migrants, provoqua une profonde émotion en Italie. Enrico Letta, alors président du Conseil, déclencha une opération militaro-humanitaire baptisée Mare Nostrum, destinée à la fois à secourir les migrants naufragés et à dissuader les passeurs.
Ce dispositif, souvent salué pour son efficacité et son humanité, a eu une durée de vie éphémère.
Le coût du déploiement militaire était élevé, estimé à environ 9 millions d’euros par mois. Il fut presque entièrement supporté par l’Italie, l’UE n’ayant accordé qu’une aide minime, dont Rome demandait avec constance l’augmentation.
Outre son coût, cette opération fut aussi critiquée car elle aurait eu, selon ses détracteurs, l’effet inverse de celui recherché dans la mesure où elle aurait facilité le passage de clandestins. En effet, certains passeurs se contentaient d’acheminer leurs passagers dans les eaux italiennes à l’aide d’un navire mère, avant de les abandonner à bord de petites embarcations, récupérées ensuite par les navires italiens opérant dans le cadre de Mare Nostrum.
Pour ces raisons, de nombreuses personnalités en Italie demandèrent l’arrêt de l’opération. Ce fut notamment le cas du ministre de l’Intérieur Angelino Alfano. Il annonça finalement le 27 août 2014 que cette opération serait remplacée par "Frontex Plus", un programme de contrôle des frontières géré et financé par l’UE.
Mare Nostrum prit donc fin le 1er novembre 2014. En remplacement, Frontex mettra en place l’opération Triton, bien moins ambitieuse, qui se contentera de patrouiller dans les eaux territoriales italiennes, n’ayant ni mandat ni équipement pour procéder à des opérations de recherche et sauvetage en haute mer.
L’abandon de Mare Nostrum traduisit ainsi une triple défaillance de l’UE : l’absence de solidarité entre les pays membres, en particulier dans leur soutien à l’Italie ; une incapacité à mesurer la détermination de personnes voulant à tout prix échapper à la violence de leur pays d’origine ; et une myopie collective sur les risques encourus par les migrants lors de traversées sauvages.
Ce repli est d’autant plus inacceptable que l’UE est par ailleurs l’un des contributeurs majeurs à l’enveloppe annuelle consacrée à l’aide internationale d’urgence.
Le problème de la zone de recherche et de sauvetage libyenne
Une zone SAR ("Search and rescue") est un espace maritime aux dimensions définies, où un État côtier assure des services de recherche et de sauvetage, à commencer par la coordination des opérations. Une zone SAR s’étend à la fois sur les eaux territoriales et internationales ; ce n’est pas une zone où l’État jouit d’une autorité ou de droits étendus, mais plutôt un espace de responsabilité.
Au sein de sa zone SAR, l’État côtier doit assurer la prise en charge et la coordination des secours en mer, et trouver un lieu sûr où débarquer les rescapés. Un "lieu sûr" se définit comme une destination où les naufragés verront assurés leurs besoins vitaux fondamentaux (abri, nourriture, eau, accès aux soins…) ; où ils seront en sécurité ; et où ils pourront bénéficier d’un examen de leurs droits en vue d’une éventuelle demande d’asile.
La zone SAR libyenne, principal théâtre d’intervention des navires de sauvetage, a été créée en 2018. Depuis, elle concentre des dysfonctionnements et des violences passés sous silence par l’UE qui finance le dispositif mis en place dans ce pays.
Jusqu’à 2018, la Libye n’avait pas déclaré de zone SAR au large de ses eaux territoriales, faute d’une flotte suffisante et, surtout, d’un "centre de coordination" fiable, capable de communiquer avec la haute mer. Pour éviter un "triangle des Bermudes" des secours, l’Italie avait alors élargi de fait – sinon en droit – son champ d’activité. Le 28 juin 2018, Tripoli a soudainement déclaré auprès de l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM) sa zone "SAR" et son "Centre de coordination et de secours maritime (Maritime Rescue Coordination Center, MRCC), officialisés du jour au lendemain. Les Italiens ont alors passé le relais aux Libyens.
Cette évolution résulte d’un vaste programme européen de soutien à la Libye datant de 2017, doté de 46 millions d’euros, qui visait tout à la fois à renforcer les frontières de l’Union, à lutter contre l’immigration illégale et à améliorer les opérations de sauvetage en mer. Ce plan prévoyait des moyens financiers de 6 millions d’euros par an, sur plusieurs années, pour aider Tripoli à créer sa propre SAR et son Centre de coordination. À ce budget étaient adjoints 1,8 million d’euros, via le Fonds pour la sécurité intérieure de l’Union, sans que l’on connaisse précisément le contenu des demandes faites aux autorités libyennes pour qu’elles jouent ce rôle.
Malgré les dénonciations récurrentes par les ONG du comportement des garde-côtes libyens, l’UE se félicite des résultats obtenus.
On assiste donc en Méditerranée à la mise en place d’une stratégie de "défaussement" de l’entité qui se revendique comme la plus grande démocratie mondiale, au profit d’autorités libyennes aux comportements obscurs et violents, et – par transfert de mandat – d’ONG. Ces organisations sont pourtant régulièrement soumises par les autorités des pays riverains de la Méditerranée à des stratégies délibérées de harcèlement et d’empêchement à agir, sous le regard indifférent de l’UE.
La stupéfiante stratégie européenne : ne pas aider, et entraver ceux qui aident
"Primum non nocere" (tout d’abord, ne pas nuire) : cette formule – familière pour les professionnels de santé – ne semble pas inspirer la politique européenne, bien au contraire.
L’UE, malgré sa puissance économique et financière, se refuse à toute implication financière dans son soutien aux ONG œuvrant au large de ses côtes.
Elle cautionne les incessants et longs déplacements des bateaux et des rescapés pris en charge à leur bord pour leur permettre de débarquer dans des ports sûrs.
Ainsi, en décembre 2023, l’Ocean Viking, navire affrété par SOS Méditerranée, a secouru 26 personnes. Pour le débarquement des rescapés, c’est le port lointain de Livourne qui a été assigné au navire. Ce port se trouvait à plus de 1 000 km (soit plusieurs jours de navigation) de la zone de secours des naufragés, alors qu’il y avait à cette période des besoins cruciaux de capacités de recherche et de sauvetage.
Ce scénario s’est renouvelé dès janvier 2024 : nouvelle désignation, pour le débarquement, de Livourne, à 1 100 km du point de prise en charge d’un groupe de 71 personnes (dont 5 femmes et 16 mineurs non accompagnés). Il résulte de ces désignations obligatoires, dont le contournement expose les sauveteurs à des sanctions immédiates, à la fois l’incapacité du bateau à agir pendant plusieurs jours, et l’aggravation des dépenses en carburant que doit engager l’association (plus de 500 000 euros de surcoût en 2023).
La question cruciale de l’immobilisation récurrente des navires de sauvetage
Une photographie de la situation globale des navires de sauvetage à l’approche de l’été 2021 rend compte des paralysies répétées des moyens de secours. La quasi-totalité des navires était ainsi immobilisée à la mi-juin 2021. Le Geo Barents, affrété par l’ONG Médecins sans frontières depuis le 26 mai, était alors le seul bateau d’ONG opérationnel en Méditerranée centrale, avec l’Aita Mari du collectif espagnol Maydayterraneo.
Si certains navires furent retenus à quai pour effectuer une quarantaine ou des opérations de maintenance, la plupart ont été immobilisés par les autorités italiennes pour des raisons beaucoup plus opaques, notamment pour des "irrégularités de nature technique".
Le Sea-Eye 4 de l’ONG allemande Sea-Eye fut bloqué le 4 juin par les garde-côtes italiens pour "non-respect des règles de sécurité" après avoir effectué une quarantaine au port sicilien de Pozzallo. Il en alla de même pour l’Open Arms (Proactiva Open Arms), le Louise Michel (Banksy), le Mare Jonio (Mediterranea Saving Humans) ainsi que pour Sea-Watch 3 et 4 (Sea-Watch) et l’Alan Kurdi (Sea-Eye), immobilisé par les autorités italiennes pendant près de six mois en Sardaigne.
Cette stratégie d’immobilisations et de rétentions de navires s’est renforcée à partir de début 2023.
La législation italienne a alors intégré les effets du décret-loi "Piantedosi", qui limite la capacité des navires de recherche et de sauvetage appartenant à des ONG à effectuer plusieurs opérations de secours consécutives. Tout écart, pour des motifs parfois aussi futiles que pernicieux, peut désormais conduire le navire et son équipage à une immobilisation forcée.
L’interpellation du ministre italien à l’origine du décret par la Commissaire aux droits de l’homme de Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, pour demander le retrait du décret, est pourtant restée sans effet.
Les foucades climatiques de la Méditerranée : "les médicanes"
Ainsi se déploient en toute impunité des situations de "non-assistance à personnes en danger" alors même que les tentatives de traversée se déroulent dans une mer connue pour ses brusques accès de colère. La montée en puissance de ces tempêtes est aujourd’hui connue sous le néologisme "médicane".
On appelle Médicane (contraction de "Mediterranean Hurricane") un système dépressionnaire orageux générant des vents forts en Méditerranée, et tourbillonnant autour d’un centre à cœur chaud. Ces tempêtes sont plus scientifiquement dénommées "cyclones subtropicaux Méditerranéens". Même si leur taille et leur puissance sont nettement moins importantes que celles d’un véritable cyclone tropical (les vents y atteignent rarement les 150km/h, sauf dans les cas les plus extrêmes), elles possèdent certaines caractéristiques proches.
Durant les sauvetages effectués en décembre 2023, l’Ocean Viking s’est non seulement vu attribuer un port de débarquement lointain, mais a aussi essuyé un refus, en chemin pour Livourne, quand il a demandé à pouvoir se mettre à l’abri dans un port protégé, alors que sévissait une tempête de force 8…
Des mesures urgentes et concrètes sont dès lors impératives pour réaffirmer la dimension humanitaire des actions développées par les navires de secours et la priorité du primum non nocere.
Les nécessaires évolutions dans l’organisation des secours en mer
Il convient de rappeler le caractère intolérable au plan moral et politique de l’inertie des gouvernements des États membres de l’UE devant les drames récurrents, et de mettre fin au cercle vicieux que provoquent les financements européens à destination de la Libye et de la Tunisie, devenue aujourd’hui le principal point de départ des tentatives de traversée.
Une réaffirmation des éléments de droit international, européen et national concernant la mise en œuvre impérative des secours pourra se fonder sur l’explicitation des textes de références qui régissent le droit de la mer et le Droit international humanitaire.
Ces éléments de droits pourront utilement comprendre l’explicitation des condamnations pénales auxquelles s’exposent les personnes qui se refusent à secourir les naufragés. Les équipages des navires qui croisent des embarcations en détresse – et qui pourraient intervenir – dérogent, en ne portant pas secours aux embarcations en perdition, à l’impérative assistance à personnes en danger.
Il est également nécessaire d’accroître la transparence des mécanismes de soutien mis en œuvre à destination des autorités libyennes et tunisiennes par l’UE, d’enquêter sur la nature et l’utilisation des ressources (matériel, financement, formations, RH…), et de mettre en œuvre des mécanismes de redevabilité efficaces.
Il faut, aussi, se doter de tous les moyens nécessaires pour permettre d’identifier les noyés dont les corps sont retrouvés. Cette identification est impérative pour que soit ainsi réaffirmée leur inaliénable humanité, et les moyens d’informer objectivement les familles des personnes décédées.
Plus généralement, la Méditerranée centrale, de même que d’autres théâtres de crise humanitaire en haute mer, doit être reconnue comme espace humanitaire.
Les bailleurs de fonds bilatéraux (étatiques), européens (ECHO), et multilatéraux (dont les Nations unies) doivent intégrer la Méditerranée centrale dans leurs plans de financement de l’aide humanitaire internationale.
Les opérations de recherche et de secours ne peuvent pas être criminalisées pour ce qu’elles sont, mais reconnues comme des opérations humanitaires et protégées comme telles.
Une coordination effective des activités de recherche et de secours en Méditerranée doit être mise en place par les pays riverains concernés, avec le soutien de l’UE. Les États européens doivent coopérer plus étroitement et plus efficacement pour améliorer le déroulement des opérations de sauvetage elles-mêmes.
Les modalités d’assignation d’un "lieu sûr" pour le débarquement des rescapés doivent être explicitées, systématisées et améliorées dans la perspective de faciliter les sauvetages. L’assignation délibérée – non argumentée – de ports très éloignés pour le débarquement des naufragés doit être prohibée. Cette stratégie "déshabille" en permanence les faibles moyens de secours existants, pour des naufragés, dont une proportion non négligeable est composée de mineurs. Elle renforce les risques de naufrages mortels. Elle est incompréhensible à l’heure ou l’Europe prône l’exemplarité environnementale.
Les mesures contraignantes et répétitives d’immobilisation des navires, pour des motifs parfois fallacieux, doivent cesser.
L’ensemble de ces demandes a fait l’objet, en France, d’une déclaration en urgence de la CNCDH, parue au Journal officiel le 23 octobre 2023.
Le dispositif Mare Nostrum continue de servir de repère. Les organisations humanitaires appellent de leurs vœux le réinvestissement solidaire et concret des États européens dans les sauvetages en Méditerranée. Elles ne peuvent se satisfaire de la seule délégation de responsabilité dont elles ont hérité par défaut des politiques publiques de l’UE, comme antidote à la violence incontrôlée en vigueur dans les pays de la rive sud de la Méditerranée.
La récente signature du "Pacte sur les migrations et l’asile" n’a rien de rassurant pour l’avenir. En retenant une définition du nouveau concept d’"instrumentalisation des migrations" qui pourra inclure les ONG si elles ont "pour objectif de déstabiliser l’Union", le pacte laisse le champ libre aux États européens pour criminaliser les organisations civiles de secours et de sauvetage en mer.
La composition du futur Parlement européen, que les prévisions donnent dominé par la droite, après les élections de juin 2024, pourrait avoir des conséquences sur la gestion des naufrages aux portes de l’Europe. Le rôle et la vigilance des organisations issues de la société civile restent ainsi d’une cruciale importance.
Pierre Micheletti a récemment publié "Tu es Younis Ibrahim Jama", roman inspiré de faits réels dont l’action se déroule entre le Soudan, le Tchad et la France.
Pierre Micheletti, Responsable du diplôme "Santé -- Solidarité -- Précarité" à la Faculté de médecine de Grenoble, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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